5

Beyle plissa les yeux dans la lumière violente qui baignait le hangar. Il gara maladroitement la machine et aperçut Gena qui courait vers eux, sans masque. La porte extérieure avait dû se fermer automatiquement et la pression était redevenue normale.

À eux trois, ils sortirent sans difficulté Archim inconscient de l’appareil et l’installèrent sur un chariot.

— Il faudrait le conduire à l’hôpital, dit Beyle.

— Vaudrait mieux le soigner ici, dit Larsen. L’hôpital, c’est l’Administration.

Gena les dévisagea mais se tut.

— J’ai tout ce qu’il faut pour le traiter ici, dit-elle enfin. Il vaut sans doute mieux qu’on ne sache pas en ville ce qui lui est arrivé. Nos adversaires pourraient en profiter.

Beyle faillit lui dire qu’ils seraient plutôt désappointés mais il se tut. Il valait mieux, en effet, que l’accident d’Archim reste secret le plus longtemps possible.

Lorsqu’ils furent parvenus dans le laboratoire de Gena, Beyle allongea le climaticien sur le divan. Gena semblait anxieuse mais ses gestes étaient vifs et précis.

— Je suis géologue, expliqua Gena, mais comme la plupart des scientifiques sur Mars, j’ai étudié la médecine. Je vais l’anesthésier et j’entreprendrai ensuite de lui laver les poumons. Nous avons ici tout le matériel nécessaire. Mon père dispose d’un laboratoire extrêmement complet. Il dirige la production d’oxygène sur Mars.

Ainsi, songea Beyle, Archim serait sauvé involontairement par celui qui avait donné l’ordre de le tuer.

Il défit la combinaison du climaticien et le dévêtit non sans mal. Gena appliqua un appareil sur le thorax de Noroit et un jet microscopique de liquide pénétra sous la peau. Au bout de quelques instants, Archim s’agita et ouvrit les yeux. Gena fit couler un peu d’eau dans sa gorge.

— Gena, dit-il.

Beyle vit les mains de la jeune fille trembler.

— Il faut… réunir le bureau du parti ce soir, dit Archim de sa voix rauque et sifflante. Ou même tenir une séance plénière. Le pire peut arriver d’un moment à l’autre. Mon appareil a été saboté.

Gena lâcha le verre qu’elle tenait. Elle s’assit et détourna la tête. Au bout d’un moment, Beyle qui la fixait s’aperçut qu’elle pleurait. Elle s’essuya les yeux et le dévisagea longuement.

— Vous savez, n’est-ce pas ? dit-elle. Ne jugez pas trop vite. Mais vous êtes vous-même épuisé. Vous devez vous reposer. Vous n’avez pas l’habitude de Mars et vous êtes allé au bout de vos forces. Sans vous…

Elle se frotta les joues, se précipita vers lui et l’embrassa avant qu’il ait eu le temps de faire un geste.

— Je vous dois Archim, je vous dois Archim.

Beyle vacilla. Les stimulants qu’il avait absorbés cessaient de faire effet. Il leva lentement ses mains qui tremblaient. Puis il se tourna vers Archim. Le climaticien essayait de sourire mais les muscles épuisés de son visage et ses traits creusés conféraient à son visage un air lugubre.

— Larsen, dit-il, fais passer le mot. La réunion aura lieu dans six heures. D’ici là je serai sur pied. À peu près, en tout cas.

— Quelques heures de plus… commença Beyle.

— Pas le temps, souffla Noroit. La réunion aura lieu ici même, comme d’habitude.

Larsen poussa la porte et disparut sans un mot. Ils entendirent le bruit régulier de sa prothèse qui heurtait le plancher puis cela même s’estompa et il n’y eut plus que le son irrégulier de la respiration difficile d’Archim.

Beyle s’assit sur le bord d’une table métallique et regarda la ville par la baie. Les rues étaient faiblement éclairées. Il pouvait être trois heures du matin. La réunion aurait lieu dans la matinée. Il comprit pourquoi Archim avait évité de la tenir cette nuit même. Son état n’était pas en cause. Mais à travers les rues de la capitale déserte, quelques hommes se seraient vite fait remarquer. Il se demanda si, comme sur Terre, des caméras surveillaient constamment les avenues et les places.

Gena s’éclipsa un instant et revint en poussant devant elle un chariot sur lequel était disposée une batterie d’instruments nickelés. Elle fit une injection à Noroit qui s’endormit aussitôt. Puis elle introduisit doucement une sonde dans la trachée du climaticien.

— Puis-je vous être utile ? demanda le Terrien.

— Vous feriez mieux d’aller vous reposer. Entrez là et dormez.

Il obéit. La pièce était petite et intime. La chambre de Gena. Sur la droite, une porte de verre donnait sur une salle de bains importée de la Terre ; un luxe rare sur Mars où l’eau a plus de prix que le métal. Jon d’Argyre ne refusait rien à sa fille.

Rien ou presque.

Il s’assit sur le bord du lit. Il n’avait pas sommeil. Il se laissa pourtant glisser en arrière et il eut l’impression de glisser dans un océan de poussière, puis de plonger dans l’espace. L’instant d’après, il dormait. Il rêva qu’il volait au-dessus des plaines de Mars et qu’il tombait sans fin.

Il dormit un peu plus de cinq heures. La fatigue ne l’avait pas quitté mais il se leva, s’étira et jeta un coup d’œil dans le laboratoire de Gena. Il était vide mais il trouva un morceau de papier sur la table et lut : “Archim se repose. Prenez un bain. Et préparez-vous à n’importe quoi.”

La salle de bains contenait une cuisine automatique. Il composa sur les touches les symboles correspondant à un déjeuner substantiel. Le bain chaud lui fit du bien. Son esprit s’éclaircit un peu et il s’efforça de mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Sur lui aussi, Mars avait déjà laissé son empreinte, se dit-il en se regardant dans la glace et en passant une main sur ses joues envahies par une barbe naissante. Il semblait plus vieux, plus maigre, plus dur.

Il défroissa ses vêtements et passa un coup de brosse sur ses cheveux bruns. Il faudrait que je me change, pensa-t-il. Je me fais trop évidemment repérer comme Terrien. Quoique tout le monde ici se connaisse probablement. Je m’attendais à quelques difficultés, mais pas de cet ordre. Doter un monde d’une atmosphère, ce n’est pas simple, même pour un grand ingénieur comme Archim. Mais convaincre des hommes de la nécessité de le faire et de renoncer à leurs intérêts, ça risque d’être encore plus difficile. Et c’est pour cela que je suis venu de la Terre.

Il haussa les épaules. Il avait l’habitude des problèmes. On ne devient pas à trente-sept ans Directeur adjoint de la Sécurité scientifique de la Terre si l’on n’est pas capable de régler de menus problèmes.

Mais il n’aimait pas ce qu’il allait être obligé de faire.

 

Il réfléchissait encore quand on frappa à la porte. Il alla ouvrir. Gena lui sourit et lui demanda s’il était prêt. Elle semblait fatiguée mais heureuse. Beyle en déduisit qu’Archim devait être hors d’affaire.

— Venez, dit enfin Gena. La réunion va commencer. Nous avons besoin de votre présence.

Ils empruntèrent un labyrinthe de couloirs et se trouvèrent en face d’un monte-charge qui les déposa dans les profondeurs de l’immeuble. Cette partie de l’édifice semblait beaucoup plus ancienne que le reste. Beyle se dit qu’elle était sans doute antérieure à l’édification au dôme et qu’elle remontait à une époque où les premiers colons de Mars s’étaient enfoncés dans le sol pour y trouver un abri contre le froid et le sable. Elle avait dû être pratiquement abandonnée par la suite à en juger par l’état du monte-charge et des parois. Le Parti du Projet avait trouvé là un abri idéal. Pouvait-on imaginer meilleur asile pour tenir les réunions discrètes du parti que la demeure du plus farouche opposant au projet, Jon d’Argyre lui-même ?

Ce pouvait être le sommet de l’habileté ou le comble de la naïveté. Beyle commençait à s’interroger sur la subtilité politique d’Archim et de ses amis. Il se dit qu’ils ne pouvaient pas avoir en ce domaine l’expérience des gens de la Terre.

Ils suivirent de nouveaux couloirs, de plus en plus vétustes. Des salles adjacentes avaient dû servir d’entrepôts. Des grondements sourds et réguliers provenaient des grandes machines qui, profondément enfouies dans le sol, distribuaient à toute la ville l’énergie, l’air et l’eau.

Ils pénétrèrent enfin dans une vaste crypte à la voûte grossièrement maçonnée. La qualité fruste des parois contrastait avec le nombre et la qualité des instruments qui y étaient déployés et qui étonnèrent Beyle. Détecteurs, enregistreurs, micro-calculateurs. Des écrans semblaient permettre de surveiller les couloirs avoisinants et le Terrien se demanda si le siège du Parti du Projet n’était pas mieux défendu qu’il le semblait. Gena et Archim avaient dû déployer des trésors d’ingéniosité pour réussir à établir cette base secrète sans attirer l’attention.

Onze hommes et cinq femmes étaient installés autour d’une longue table rectangulaire qui occupait le centre de la salle.

Le Terrien reconnut aussitôt Archim et un autre visage familier, celui de Yann Serre qui l’avait orienté sur Larsen et qui lui avait donc permis de sauver Noroit. Le jeune homme lui adressa un signe de tête amical et un sourire. Un peu à l’écart de la table, Larsen, du fond d’un fauteuil de métal, surveillait des écrans en caressant sa barbe d’un air pensif.

Archim semblait tendu, fatigué, mais ses yeux brillaient d’énergie. Son visage était déjà moins émacié que la veille. Le traitement énergique de Gena avait opéré. Il fit un signe à Georges Beyle et désigna un siège libre à sa gauche. Tous les regards des assistants convergèrent sur le Terrien.

— Je dois vous présenter Georges Beyle, de la Terre, dit Archim dans un silence attentif. Il connaît nos projets et il m’a déjà accordé une aide considérable. Au moment où la situation devient critique pour le Projet et pour nous, sa présence peut être déterminante.

Un homme au visage rond et aux yeux perçants leva la main. Beyle lut dans son regard une pointe de fanatisme.

— Pourquoi considérez-vous la situation comme critique ? Je tiens personnellement cette réunion extraordinaire pour une erreur qui contrevient au plan et le met en danger.

— J’ai été victime d’un sabotage, dit sèchement Archim, et j’ai failli y laisser ma peau. Nos adversaires sont passés à l’action, et à un moment choisi.

Un certain brouhaha secoua l’assemblée. Ils voulaient tous parler en même temps.

— Nos adversaires sont manifestement avertis d’un certain nombre de faits nouveaux, reprit Archim quand le calme fut revenu. Ils savent leur cause pratiquement perdue. Ils ont cédé à l’affolement.

— Y a-t-il une relation entre l’arrivée du Terrien Beyle et ces faits nouveaux ? demanda une femme.

Elle était sèche et énergique et Beyle décela dans sa voix une nuance de méfiance et peut-être de mépris. La façon dont elle l’avait appelé le Terrien ne témoignait pas d’une tendresse excessive à l’endroit de la planète mère.

— Oui, dit Archim sans hésiter. L’Administration Martienne savait que notre ami était en route et que son voyage avait une grande signification. Elle possède des agents bien placés jusque sur Terre. Mais elle ne savait pas au juste qui était l’envoyé, à quoi il ressemblait ni quelle était sa mission. Elle n’a sans doute pas osé non plus s’attaquer directement à un envoyé officiel terrien et encourir ainsi les foudres du gouvernement terrestre qui a encore théoriquement autorité sur elle. Il était plus commode de me faire disparaître avant que Beyle ne débarque. Le navire qui le portait a eu deux jours d’avance et il a insisté pour prendre tout de suite contact avec moi. Ce qui m’a sauvé.

— En quoi ce monsieur Beyle peut-il nous être d’un si grand secours au delà du service qu’il vous a rendu et dont nous lui sommes éminemment reconnaissants ? demanda l’homme au visage rond. C’est un de vos lointains cousins, n’est-ce pas ?

— Georges Beyle, dit Archim, est le Directeur adjoint de la Sécurité scientifique de la Terre. À ce titre, il a eu la responsabilité opérationnelle de la solution des principaux problèmes climatologiques de la Terre, de la destruction de la couche d’ozone à l’élévation de la température due à l’effet de serre. Je suppose qu’il résout des problèmes comme le nôtre chaque matin en se brossant les dents.

Un lourd silence s’établit. Les regards convergèrent une nouvelle fois sur le Terrien qui demeura impassible.

— J’aimerais vous poser une question, Directeur Beyle, dit l’homme au visage rond. Connaissez-vous bien la situation sur Mars ?

Le Terrien sourit.

— Je l’ai étudiée du mieux que j’ai pu.

— Et que comptez-vous faire ?

— Appliquer les instructions de mon gouvernement.

— Qui sont ?

Avant de répondre, le Terrien passa en revue les visages qui l’entouraient. Il savait représenter le dernier et le plus grand espoir qu’ils aient jamais eu pour une cause qu’ils avaient si longtemps défendue. Il redoutait de les décevoir.

— Le gouvernement de la Terre, dit-il lentement, a considéré qu’il régnait sur Mars, depuis quelque temps, une agitation préjudiciable aux intérêts bien compris des habitants de Mars et de la Terre. Vous savez combien mon gouvernement attache de prix au calme politique sur Mars. Pour être franc, je dirai que cet attachement n’est pas sans relation avec les richesses minérales de Mars et sa position stratégique en vue de l’exploitation des astéroïdes. Un arrêt de l’exploitation des mines de Mars constituerait un inconvénient sérieux pour la Terre.

» Il n’a pas échappé à mon gouvernement que l’origine de cette agitation est à rechercher dans le projet de doter Mars d’une atmosphère, projet conçu pour l’essentiel par Archim Noroit. Ce projet a reçu l’approbation de principe de mon gouvernement qui m’a chargé d’une mission d’enquête.

Il observa une pause et parcourut de nouveau du regard les visages. Ils ne voyaient pas très bien où il voulait en venir. La langue officielle, passablement pompeuse, dont il usait à dessein les déroutait et les inquiétait.

— Mais ma mission n’est pas seulement une mission d’enquête, reprit-il. Je dispose de tous les pouvoirs nécessaires pour mettre fin aux troubles qui agitent Mars et le cas échéant pour prendre les sanctions nécessaires contre qui que ce soit.

Il évita le regard de Gena et continua de parler les yeux baissés.

— La vive sympathie du gouvernement de la Terre à l’égard de vos projets ne l’autorise cependant pas à prendre des mesures aussi énergiques que vous le souhaiteriez sans doute. La Terre mettra tout en œuvre pour faire accepter le projet par l’Administration Martienne et il est hors de doute qu’elle y parviendra un jour. Cependant la Terre ne désire pas intervenir directement. Quoiqu’elle soit constitutionnellement habilitée à contraindre le Conseil de Mars d’accepter une telle politique au nom de l’intérêt supérieur de l’espèce humaine, des raisons diplomatiques évidentes la conduisent à préférer la négociation avec les autorités martiennes. Il serait désastreux pour l’unité de l’humanité que, dans un conflit proprement martien, la Terre semble s’immiscer et imposer une solution conforme à ses intérêts. La communauté lunaire suit ce qui se passe ici avec la plus grande attention, de même que la petite colonie vénusienne et que les villes de l’espace.

» Cela dit, la transformation des conditions de vie sur Mars demeure au premier plan des préoccupations de la Terre. Vous n’êtes pas sans connaître la surpopulation qui caractérise la planète mère. Mon gouvernement voit dans votre projet un moyen et une expérience, un moyen d’alléger les charges de la Terre, et une expérience qui permettra peut-être de transformer demain d’autres mondes. Mais mon premier objectif doit être le rétablissement de l’harmonie sur Mars et ensuite, si possible, l’adhésion au projet des autorités et des populations intéressées.

Il lut aussitôt la déception sur les visages et s’efforça de demeurer impassible. Il venait de ruiner leur espoir et il n’aimait pas cette idée. Mais la Terre avait un besoin urgent des produits martiens et elle désirait maintenir la paix dans les domaines du système solaire. Un conflit avec le Grand Conseil signifierait l’interruption des exportations de la planète rouge et de probables troubles sur Vénus, dans les villes orbitales et dans les colonies extérieures. Certes la Terre pouvait employer des mesures de rétorsion et le conflit tournerait alors à son avantage. Mais il pouvait avoir sur la Terre même des répercussions catastrophiques et il convenait de le résoudre pacifiquement. Il ne fallait pas non plus que la Terre eût l’air d’imposer sa solution aux autorités martiennes. Ce précédent risquait d’être mal supporté dans toutes les petites colonies humaines qui avaient essaimé dans le système solaire. La Lune était réputée remuante, non sans raisons.

— Ce qui signifie au delà de la langue de bois, dit Serre, que la Terre nous laisse tomber, qu’elle veut nous voir limiter le plus possible nos activités jusqu’à ce que les choses se tassent d’elles-mêmes, dans un an ou dans dix, et qu’elle puisse reprendre à son compte le projet sans beaucoup s’inquiéter de nous, les Martiens.

— Mon gouvernement attachera toujours une grande importance à vos suggestions, dit Beyle, et il fera en sorte que vous ayez les plus larges responsabilités lors de l’exécution du projet qu’il a autant hâte que vous de…

— Est-ce que vous vous rendez compte que nous sommes brûlés, dit l’homme au visage rond. Si la Terre ne nous soutient pas, nous sommes finis. Le Parti du Projet a toujours été minoritaire ici mais sa situation est maintenant périlleuse. Nous nous sommes engagés jusqu’à l’extrême limite de nos possibilités en espérant que la Terre nous viendrait en aide. Mais si elle ne fait rien, il vaut mieux pour nous prendre un billet pour n’importe quel autre monde. Si on nous laisse partir.

» Bien sûr que la Terre terraformera Mars un jour, et que nous serons considérés comme de glorieux précurseurs. Mais nous serons morts ou ruinés. Si vous n’avez rien de mieux à nous offrir que de vagues promesses, vous n’aviez pas besoin de venir.

Gena se leva, le visage rouge de colère.

— Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, dit-elle. Beyle a sauvé Archim.

— Bon, laissa échapper l’homme. Mais je doute qu’il puisse le sauver une seconde fois des complots de votre…

Il se tut brusquement.

— Écoutez, dit Beyle. De cœur, je suis d’accord avec vous. Mais je ne puis agir autrement. Le reconditionnement de Mars se fera. Peut-être pas tout de suite. Je connais et je comprends votre situation. Elle n’a rien de plaisant. La Terre assurera votre protection et s’il le faut votre réinsertion sur un autre monde. Mais mon gouvernement est obligé de voir les choses de plus haut.

La déception fit place à la colère sur les visages, sauf sur celui de Gena qui semblait bouleversée.

— Je vois ce que vous voulez dire, lança Serre, sarcastique. Que pèsent pour vous une poignée de Martiens poussiéreux ? Vous représentez plus de dix milliards d’humains. Vous pouvez prêcher aux autres le sacrifice et l’abnégation, le silence et la résignation. L’ordre avant tout. Vous pouvez dire que l’essentiel, c’est l’aboutissement du Projet. Seulement, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre sur Mars. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être traité de fou, ou pire, de traître, de vendu à la Terre. Vous venez d’un monde où l’air et l’eau ne valent rien, sont gaspillés. Vous n’avez jamais vu personne mourir de soif, ou d’asphyxie, ou les poumons bloqués par le sable. Vous ne vous demandez pas pourquoi nous manquons de satellites de communication, de centrales d’énergie. Vous n’avez pas passé votre enfance dans un espace confiné, limité, étroit, sous un globe qui peut crever d’un instant à l’autre.

— Tais-toi, dit Archim. Tu ne connais pas non plus la Terre. Tu ne sais pas que des millions de gens, peut-être des milliards, vivent dans des immeubles géants sans espoir d’en sortir, ou dans des bulles sous la mer. C’est toute l’humanité qui est en train de crever à force de prudence.

Il promena un regard déterminé sur le petit groupe.

— Je n’avais pas d’illusions, poursuivit-il. Je savais que nous ne pourrions rien opposer à l’inertie de la Terre. Ni la logique ni les sentiments. Nous ne sommes même pas capables d’organiser ici une campagne d’agitation de nature à faire réfléchir l’Administration Martienne et le Gouvernement Terrien. Nous n’avons pas d’agents sur Terre, nous. Mais il nous reste une solution. Mettre la Terre en face d’un fait accompli. La contraindre à agir et à nous tirer d’un mauvais pas. J’y ai réfléchi pendant les quelques heures qui viennent de s’écouler et j’ai préparé un petit intermède qui sera, j’espère, réussi.

Il consulta sa montre.

— Dans quelques minutes, nous serons arrêtés.

Les autres s’agitèrent.

— La solution est désespérée, dit Archim, et je ne disposais pas d’assez de temps pour vous consulter. Je regrette d’avoir dû disposer de vous. Mais je suis sûr que la Terre agira. Elle ne peut laisser surprendre un de ses principaux agents dans un petit groupe de comploteurs.

Beyle réfléchit. Il pouvait s’agir d’un bluff. Mais dans le cas contraire, il serait en effet contraint d’agir. Le plan d’Archim, tel qu’il le voyait se dessiner, lui paraissait si incroyablement audacieux qu’il ne pouvait pas entièrement le désavouer. Il avait sous-estimé la subtilité politique du Martien. Et la passivité, de la part d’Archim, l’aurait déçu.

Un gong retentit. Ils se levèrent tous. Des chocs sourds ébranlèrent la porte de métal. Ils se précipitèrent en désordre vers le fond de la salle, vers une porte ancienne.

— Inutile, dit Archim, elle est gardée aussi.

Ils se mirent tous à parler en même temps.

La porte céda. Des hommes en uniforme, portant des inhibiteurs et des brûleurs, envahirent la salle. Une douzaine d’hommes au plus. Beyle redouta un instant que les membres du Parti du Projet n’engagent un combat désespéré.

Puis un homme âgé, au visage long et maigre, aux cheveux blancs, vêtu avec recherche, pénétra dans la salle, repoussant du pied le battant forcé de la porte. Le demi-cercle des uniformes s’ouvrit devant lui. Beyle reconnut Jon d’Argyre.

Celui-ci s’avança vers la table, encadré par les policiers de l’Administration.

— Ainsi, dit-il, cet appel anonyme était fondé. Quels hôtes dans ma propre demeure ! Je suppose que tu y es pour quelque chose, Gena.

Il n’y avait pas trace d’humour dans sa voix.

— Il y a longtemps que j’étais désireux de vous arrêter, Archim Noroit, dit-il. Vous me fournissez une admirable occasion. Complot contre l’Administration. Trahison. Collusion avec une faction terrienne.

Il se tourna vers Beyle qu’il dévisagea longuement.

— Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. Je me demande quel jeu vous jouez. Mais je ne veux pas le savoir maintenant. Emmenez-les.

Les gardes s’avancèrent. Gena se retourna soudain et se mit à courir. Les gardes hésitèrent. Avant que Jon d’Argyre ait eu le temps de donner un ordre, la lumière s’éteignit.

Un tumulte considérable régna pendant quelques secondes. Beyle entendit le cliquètement des armes et se jeta à plat ventre pour échapper au rayon meurtrier des brûleurs. Il entendit un cri étouffé qu’il attribua à Larsen. Quelqu’un le prit par le bras et le remit sur pied.

— Venez, chuchota Gena tout près de son oreille.

Il obéit, se laissa entraîner, heurta plusieurs corps. Une torche électrique puissante s’alluma de l’autre côté de la salle, dans les rangs des policiers. Il eut juste le temps, ébloui, de les deviner tous, figés, épinglés dans l’ombre par le faisceau de la lampe. Gena le poussa dans une ouverture qui venait de se démasquer dans la muraille à côté d’un microcalculateur et se précipita derrière lui. La porte secrète se referma sans bruit sur eux.

— Vite, dit Gena.

— Merci, dit-il. Ma mission aurait complètement échoué si j’avais été pris.

Ils avançaient dans un long boyau rectiligne qui devait courir sous la cité et débouchèrent soudain dans une immense caverne aux parois si irrégulières que Beyle la crut d’abord d’origine naturelle. Puis il se souvint de ce qu’il savait de la géologie martienne. Cet hypogée avait été creusé par les hommes pour y abriter les machines automatiques qui alimentaient Circée en air et en eau. L’oxygène était prélevé sur les gisements énormes d’oxyde de fer qui supportaient la cité. L’eau était pompée à très grande profondeur dans les réserves fossiles.

Beyle n’était pas surpris de voir un passage relier la demeure des d’Argyre à cette salle et à ces machines. La fortune de la famille, dans les premiers temps de la colonisation, avait été fondée sur leur entreprise d’extraction de l’oxygène. Les d’Argyre étaient par la suite entrés dans l’Administration quand les industries de l’air et de l’eau avaient été nationalisées. De là, sans doute, venait l’opposition de Jon d’Argyre au Projet.

Gena lui fit signe de protéger ses oreilles et le conduisit dans ce labyrinthe mécanique que quelques rares lumignons éclairaient. Ils ne rencontrèrent personne. L’entretien des machines était automatique et elles ne devaient être visitées qu’à de longs intervalles. Le Terrien se demanda si Jon d’Argyre aurait l’idée de les faire rechercher dans cette usine colossale où ils pourraient se cacher durant de longues heures. Et ensuite ?

Ils atteignirent une section moins bruyante de l’usine, contournèrent un éperon rocheux et le bruit devint tout à fait supportable.

— Ici, nous ne risquons plus grand-chose, dit Gena. Du moins pour l’instant.

Elle poussa une porte rouillée et ils pénétrèrent dans un petit poste confortablement aménagé et normalement éclairé. Une salle de repos pour les surveillants, pensa Beyle. Essoufflé, il s’assit sur un tabouret métallique tandis que Gena se perchait au bord d’une étroite couchette.

— Je n’étais pas d’accord avec Archim, dit-elle aussitôt. Je trouvais que ce n’était pas juste pour vous. Mais je ne pouvais pas vous prévenir. Il me fait confiance. Je voulais seulement que vous échappiez à la police de l’Administration.

— J’ai été roulé comme un bleu, dit Beyle, un sourire forcé sur les lèvres.

— Qu’allez-vous faire ?

— Ne me le demandez pas. Je suppose que si je sors d’ici, je serai immédiatement bouclé.

— Vous pouvez m’attendre ici. Je vous apporterai de quoi manger et des vêtements. Une fois changé, vous pourrez vous risquer dans les rues de Circée. Avec prudence, bien entendu.

— Je vous remercie de votre sollicitude, dit Beyle sèchement, mais cela ne m’avance guère.

— Vous pourrez vous rendre chez le Résident de la Terre.

— Par la grande porte ? Et cette affaire est strictement martienne.

Elle soupira.

— Il faut que vous fassiez quelque chose pour Archim. Que vous le fassiez libérer. D’une certaine façon, il a confiance en vous.

— Que va-t-il lui arriver ?

— Ils vont le juger, avec les autres. C’est là-dessus qu’il compte. Il demandera la publicité de l’audience. Ils seront forcés de la lui accorder. Il en profitera pour exposer son projet à tout le système solaire et il espère que la Terre interviendra.

Beyle secoua la tête.

— Je ne puis pas affronter directement l’Administration Martienne. Et il s’est mis dans un mauvais cas.

— C’est de votre faute, dit-elle.

— De ma faute ?

— Vous parlez de patience, de temps nécessaire, de conciliation. Mais vous n’avez pas vécu ici. Archim sait ce que c’est. Rien ne bouge sur Mars. Et la partie était perdue de toute façon. Ils ont tenté de le tuer. Il a préféré risquer ce qui lui restait en une seule fois. Si vous l’aviez encouragé…

— Je ne suis qu’un exécutant. Je ne puis rien faire.

— Vous avez les pleins pouvoirs.

— Pour les brandir. Pas pour m’en servir.

— Alors brandissez-les.

Il baissa la tête.

— Je ne vois qu’une solution. Mais je vous préviens que vous ne l’aimerez pas. Votre père…

— Mon père a tort, dit-elle vivement, mais vous ne voulez pas le…

— Non, dit-il. Il n’en est pas question. Nous n’utilisons pas ces méthodes-là, nous.

Gena pâlit.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je veux seulement le mettre en face de certains faits. Je prends cela sur moi. Je risque mon avenir, vous savez.

— Que puis-je faire ?

— Ce que vous m’avez proposé. Des vêtements et à manger. Tâchez de savoir ce qui se passe là-haut. Il faudra aussi que vous parveniez à me cacher pendant quelques jours.

Elle sourit, se leva, passa la porte.

— Ce ne sera pas facile, dit-elle avant de disparaître. Mais comptez sur moi.

Le rêve des forêts
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